Interview du Professeur A. Lepage

Interview de Mme Agathe LEPAGE
Professeur à l’Université d’Angers

 

Interview réalisée par e-mail en avril-mai 2002.
Propos recueillis par C. Manara

Legal.Edhec : Après plusieurs années d’observation de la « mise à l’épreuve » de la vie privée sur les réseaux, quelle est pour vous l’affaire la plus marquante en ce domaine ?

Pr. Agathe Lepage : une affaire a fortement marqué les esprits : il s’agit de l’affaire Estelle Hallyday, qui a donné lieu à deux décisions qui ont été abondamment commentées par la doctrine et qui avaient même eu les honneurs de la grande presse. Le mannequin demandait réparation de son préjudice résultant de la diffusion sur l’internet de photographies sur lesquelles elle était dénudée. En réalité, dans cette affaire il s’agissait d’une classique atteinte au droit qu’a chacun sur son image, certes sur ce support nouveau que représente l’internet, mais hormis le fait que l’on prenait ainsi conscience brutalement que les informations diffusées sur le web se répandaient immédiatement, de façon incontrôlable, à l’échelle planétaire, cette affaire, du strict point de vue de l’atteinte à l’image, relevait d’une application classique des règles consacrées en matière de droit à l’image (c’est-à-dire que la diffusion sans son consentement des photographies d’une personne est illicite, dès lors qu’elle n’est pas justifiée par un intérêt supérieur, tenant à l’information du public). Les juges avaient même simplement fait application des règles de la responsabilité civile. Si ce litige a connu un tel retentissement, c’est parce que, le créateur du site étant resté anonyme, l’action était dirigée contre le fournisseur d’hébergement, et que celui-ci a été condamné à payer une somme assez élevée de dommages et intérêts. Cette jurisprudence a sans doute été finalement plus marquante au regard de l’évolution du régime de responsabilité civile des hébergeurs, que du point de vue des atteintes à la personnalité.
Pour ma part, ce qui me semble particulièrement intéressant, c’est d’observer la mesure dans laquelle le droit est appelé à s’adapter à l’internet, afin de d’essayer d’assurer au mieux la protection des droits de la personnalité. Et l’on se rend compte alors que, soit le droit se contente de s’appliquer à l’internet sans modification des règles qui étaient préexistantes à celui-ci, soit il cherche à s’adapter à ses particularités. Pour illustrer la première idée, on peut évoquer l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation en date du 2 octobre 2001, qui a considéré que le secret des correspondances bénéficiait au courrier électronique, solution en soi justifiée. En revanche, ce qui peut laisser plus réticent à l’égard de cet arrêt, c’est notamment le fait que la confidentialité du courrier électronique personnel du salarié ait été rattachée par la Cour de cassation au respect de l’intimité de la vie privée de celui-ci. Par ailleurs, il est au plus haut point intéressant de constater que certaines particularités de l’internet sont prises en considération par le droit afin que sa réponse aux atteintes à la personnalité soit la plus efficace et adéquate possible. Je citerai deux exemples, qui montrent comment le droit tient compte de la vocation planétaire de la diffusion des informations via l’internet : certains juges font expressément état de cette considération pour octroyer des dommages et intérêts substantiels aux victimes d’atteintes à la personnalité sur l’internet, le dommage étant d’autant plus important que le public potentiellement touché est vaste ; par ailleurs, il faut évoquer la recommandation de la CNIL de 2001 qui préconise la suppression du nom et de l’adresse des parties et des témoins dans les décisions diffusés sans condition d’accès payant sur le web : ici encore, la considération de la vocation planétaire du réseau est une invitation à faire bouger le droit, car ce qui est justifié quand l’information n’a qu’une faible diffusion – en l’occurrence le libre accès de principe des décisions de justice - peut sembler moins opportun quand elle est accessible à tous sur l’internet. C’est cette capacité qu’a le droit de s’adapter qui me semble donc passionnante à observer.

En 1998 circulait sur le web une vidéo intime d’un couple de vedettes, qui ont tenté sans succès de la faire retirer de la circulation. Dans sa décision, le juge californien saisi avait entre autres considéré que les images avaient tellement été diffusées que leur dissémination avait fait perdre à ce couple son droit à la vie privée (CNET news.com, Pamela Anderson barred from future suits, 1er déc. 1998) ! Par une formule restée célèbre, prononcée à l’occasion de la présentation d’un produit favorisant le traçage, le PDG de la firme informatique Sun Microsystems avait déclaré : « Vous n’avez plus de vie privée. Passez à autre chose » [You have zero privacy anyway. Get over it.]. Les technologies d’information et de communication auraient-elles sonné le glas de la vie privée ?

A.L. : Cela fait déjà quelque temps, bien avant même le développement de l’internet, que certains sonnent le glas de la vie privée (par exemple G. Messadié, La fin de la vie privée, Calmann-Lévy, 1974). Bien sûr, avec le développement des technologies de l’information et de la communication, la crainte ne fait que s’amplifier, et la littérature anglo-saxonne s’en fait particulièrement l’écho inquiétant (par exemple A. Etzioni, The Limits of Privacy, Basic Books, 1999 ; J. Rosen, The Unwanted Gaze, The Destruction of Privacy in America, Vintage Books Edition, 2001). Pour autant, je crois qu’il faut savoir faire la part des choses. Il est vrai que, dans une certaine mesure, ces technologies peuvent représenter des menaces pour la vie privée, d’autant plus insidieuses que l’on n’en a pas toujours conscience : je pense par exemple aux traces que l’internaute laisse derrière lui, au fil des sites qu’il visite, alors même qu’il ne s’en rend pas toujours bien compte. De même, on parle actuellement d’un projet de commercialisation aux Etats-Unis d’une puce électronique qui permet de localiser en permanence la personne sur laquelle elle a été greffée : c’est pour permettre notamment le tatouage électronique des enfants afin que leurs parents puissent les retrouver facilement s’ils se perdent ! Il paraît que ce projet suscite l’enthousiasme de beaucoup de parents dans certains pays d’Amérique du Sud, où l’enlèvement d’enfants est une pratique courante. Il n’est pas besoin de souligner les menaces que cette puce représenterait si elle venait effectivement à être greffée sur des humains et certaines voix s’élèvent déjà pour attirer l’attention sur les dérives possibles.
Mais justement, on remarquera que dans le même temps que notre société dans son ensemble s’émeut des risques que peuvent représenter les technologies de l’information sur la vie privée et les libertés individuelles, et que le droit s’évertue à juguler ces menaces dans la mesure de son possible, la vie privée est de plus en plus livrée en pâture, de leur plein gré, par des individus, célèbres ou désireux de le devenir. Le phénomène de la télévision-réalité en représente à cet égard le paroxysme. Avec un « jeu » dont le principe est de filmer continuellement - ou presque – les participants vivant en vase clos, on arrive au reniement total du respect de la vie privée. Mais ce « jeu » est d’autant plus malsain qu’il procède du consentement des intéressés et qu’il connaît un certain succès auprès du public. Cela contribue, à cet égard, à une certaine dévalorisation de la pudeur, de l’intimité. Pour cette raison, notre société me semble un peu schizophrène.
Mais, pour terminer, j’ajouterai que selon un phénomène classique de dialectique, plus la vie privée est susceptible d’être menacée, plus il est possible qu’épaulée par le droit, elle donne des signes de résistance, car c’est dans le péril que l’on donne la pleine mesure de ses ressources. Rappelons-nous que l’article 9 du Code civil, qui consacre le droit au respect de la vie privée, date seulement de 1970 : la nécessité d’une telle disposition est apparue à la suite d’une série de procès faits par des personnalités harcelées par des journalistes (c’était le début des paparazzi). D’une façon plus générale, on constate aujourd’hui que le développement du phénomène de la transparence depuis les années 1980 n’a pas pour autant eu raison des divers secrets que consacre notre droit. Au contraire, ces secrets sont appelés à faire de la résistance car, bastions de l’intimité et de la confidentialité, ils sont les remparts contre le risque d’une dictature de la transparence.

Les technologies récentes ont permis de faire baisser de façon phénoménale le coût de la collecte d’informations (J. Kang, Cyberspace privacy : a primer and a proposal, 26 Human Rights 3-6 (1999)), ce qui permet aisément de « profiler » un consommateur, de surveiller un employé. Dans un espace où chacun peut devenir éditeur, des formes inédites d’atteinte à la vie privée ont vu le jour (ex. : jugement du T.G.I. de Privas de septembre 1997). Comme vous l’avez souligné, la mise en ligne de décisions de justice a amené la C.N.I.L. à recommander l’anonymisation des décisions publiées en ligne (Délibération n° 01-057 du 29 novembre 2001). De façon plus anecdotique, et qui touche aussi le domaine voisin du droit à l’image, une banque a été créée pour la protection du patrimoine génétique des personnes (P. Riché, Touche pas à mes gènes : les stars peuvent déposer le copyright de leur ADN afin d’éviter le clonage, Libération, 20 août 2001, p. 7)… Quelle est pour vous la principale source des conflits à venir ?

A.L. : Il me semble que l’on peut faire ici une distinction, qui est d’ailleurs sous-jacente à votre question. Tout d’abord, la diffusion de l’information a été grandement facilitée par le développement de l’internet. Comme vous le faites remarquer, n’importe qui, ou presque, peut mettre en ligne des informations, ce qui peut être perçu par certains comme une capacité de nuisance qu’ils n’auraient pas eue autrement. Ainsi les risques d’une utilisation débridée de l’internet sont prometteurs de conflits divers et variés, dont certains sont déjà avérés : l’internet est parfois utilisé pour dénigrer le concurrent, pour se venger d’une fiancée, bref pour assouvir n’importe quel désir de vengeance ou autre fantasme. Bien sûr, l’auteur de propos qui seraient contraires à la loi sera le cas échéant sanctionné par la justice. Mais le mal est fait, et il est d’autant plus grand que sur l’internet l’information peut se propager très vite. Par ailleurs, se pose la question de la maîtrise de chacun sur les données personnelles ou confidentielles, mais qui d’ailleurs, si elle concerne bien l’internet, ne lui est pas spécifique. Il semble que les utilisateurs des nouvelles technologies aient de plus en plus conscience des risques que l’usage de celles-ci fait peser sur la protection de ces données, et qu’ils soient donc de plus en plus vigilants et donc, éventuellement, décidés à faire valoir leurs droits.

Du côté des sites de commerce électronique, la vie privée se ramène aux informations qui peuvent faire l’objet d’un traitement. Certains sites subordonnent la prestation de services - ouverture d’un compte e-mail, accès à certains contenus à valeur ajoutée, etc. - à la délivrance d’informations à caractère personnel, ce qui donne parfois l’impression que ces données sont une monnaie d’échange auprès de sites fonctionnant sur un modèle… « gratuit ». Des auteurs américains ont proposé que soit reconnu aux personnes un véritable droit de propriété sur leurs données, et l’influente Professeur de l’Université de Berkey Pamela Samuelson a même discuté de leur assimilation à un droit de propriété intellectuelle (Privacy as intellectual property, Stanford Law Review, 2000, Vol. 52, p. 1125 ; également accessible à l’adresse http://www.sims.berkeley.edu/~pam/papers/privasip_draft.doc). Le droit doit-il selon vous donner un statut à cette « vie privée résiduelle » ?

A.L. : Evoquer ici la propriété, c’est revenir aux prémices de la réflexion doctrinale qui s’est développée en matière de protection de la vie privée : certains auteurs se demandèrent alors s’il ne fallait pas reconnaître un droit de propriété à la personne sur les informations relevant de sa vie privée. Mais on sait que cette proposition n’a pas prospéré. Par ailleurs, le recours ici à la propriété intellectuelle ne m’apparaît pas indispensable, ni même opportun. Il s’agit d’une notion bien spécifique, qui ne me semble pas adéquate pour traduire ce lien entre la personne et les données la concernant, en particulier, parce que l’individu ne crée pas ces données. Sans aller dans cette direction, notre droit n’est pas insensible au sort de ces données personnelles et il existe d’ores et déjà des règles protectrices. La loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 est applicable à l’internet. Il ne faut pas oublier par ailleurs la directive 95/46/CE du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données.

Plus largement, le regard que vous projetez sur la notion même de vie privée a-t-il changé ? Les activités électroniques appellent-elles une définition différente/élargie de la vie privée ?

A.L. : Le développement des technologies, et notamment de l’internet, a eu pour conséquence de faire rebondir et d’enrichir diverses questions relatives à la vie privée, ce qui ne peut qu’être source d’un renouvellement de la réflexion pour les spécialistes de cette matière. Cela fait naître de nouvelles interrogations, qu’elles soient spécifiques à la vie privée (par exemple faut-il apprécier de la même façon le caractère illicite d’une atteinte à la vie privée sur l’internet ou dans le « monde réel » ?), ou bien qu’elles soient communes à la question plus générale des contenus illicites (quid de la responsabilité des intermédiaires ?). On assiste ainsi à l’émergence de règles spécifiques à l’internet, dont certaines sont en devenir comme celle de l’anonymisation des décisions de justice librement diffusées sur l’internet. Mais le contexte de haute technologie dans lequel s’inscrivent ces préoccupations ne doit pas faire oublier que nombre de solutions traditionnelles ont vocation à s’appliquer à l’internet. Pour résumer l’impact des nouvelles technologies sur la question de la vie privée, je dirais donc qu’il s’agit moins à mes yeux de modification que d’enrichissement. Ce n’est d’ailleurs que le reflet dans ce domaine de que l’on peut constater plus généralement, à savoir que notre droit est vivifié par les nouvelles technologies.

Merci à Mme Lepage de s’être livrée au jeu de l’interview pour Legal.Edhec.com