CMA CGM v. Patrick F.

Centre d’arbitrage ADR pour le règlement des litiges au Domaine .eu, rattaché au Tribunal d´Arbitrage auprès de la Chambre Economique de la République tchèque et de la Chambre Agraire de la République tchèque (Tribunal d’Arbitrage de la République tchèque)

Sentence arbitrale

§ B12 des Règles pour le règlement des litiges au Domaine .eu (Règles ADR)

Affaire n°: 06889
Date de déposition: 2014-12-12 10:05:41
Contact administratif: Lada Válková

Partie Requérante
Nom/raison sociale: CMA CGM

Représentant accrédité de la Partie Requérante
Nom: INLEX IP EXPERTISE, Julie PIERRE

Partie Défendante
Nom/raison sociale: F., Patrick F.

Représentant accrédité de la Partie Défendante
Nom:

Nom de Domaine litigieux: CMA-SYSTEMS

Autres procédures judiciaires
L’arbitre n’a pas été informé de l’existence d’une autre procédure judiciaire qui concernerait le nom de domaine litigieux.

Résumé en anglais de la sentence: Le résumé en anglais de la sentence arbitrale est la pièce jointe 1

Situation de fait
Le nom de domaine “cma-systems.eu” a été réservé auprès de Namebay SAM le 10 octobre 2014 au nom de Patrick F.

Dépositions des parties
Partie Requérante
Par requête modifiée en date du 17 décembre 2014, le requérant indique que :
“La société CMA CGM est un des leaders mondiaux du transport maritime par conteneurs.
CMA CGM est notamment titulaire d’un grand nombre de marques CMA SYSTEMS à travers le monde pour la société CMA SYSTEMS (…), issue d’une joint-venture entre les sociétés de renommée mondiale CMA CGM et IBM, intervient quant à elle largement dans le domaine de l’informatique.
Elle est notamment titulaire, à titre d’exemple, de la marque communautaire enregistrée CMA SYSTEMS No. 011096989 (…)”.

Sollicitant le transfert à son profit du nom “cma-systems.eu”, elle développe divers arguments qui seront abordés ci-après.
Partie Défendante
Le défendeur ne s’est jamais manifesté pendant tout le cours de la procédure.

Débats et constatations
A titre liminaire, l’arbitre tient à indiquer au requérant que le Centre d’Arbitrage n’est pas une chambre d’enregistrement devant laquelle il serait possible de soumettre une demande sommaire ou incomplète. Il appartient à tout requérant d’être le plus diligent possible dans la rédaction et la soumission de sa plainte.

Outre des phrases incomplètes ou incompréhensibles (ainsi, dans la requête modifiée : « CMA CGM est notamment titulaire d’un grand nombre de marques CMA SYSTEMS à travers le monde pour la société CMA SYSTEMS, issue d’une joint-venture entre les sociétés de renommée mondiale CMA CGM et IBM, intervient quant à elle largement dans le domaine de l’informatique »), l’arbitre a constaté :
- plusieurs doublons dans la soumission des pièces annexées,
- la production d’une pièce difficilement lisible (en l’occurrence un constat d’huissier, constituant pourtant une pièce centrale de l’offre de preuve),
- l’absence de fourniture d’une pièce annoncée dans la plainte (en l’occurrence un extrait K-bis).
Cela a obligé l’arbitre, en cours de procédure, à demander communication des pièces manquantes ou défaillantes – retardant au passage la date de la décision –, ce qui aurait pu être évité si le requérant avait été plus rigoureux.

De façon surprenante, plutôt que de fournir ces pièces comme il y avait été invité, le requérant a réitéré ses allégations et ses arguments de droit, mais aussi précisé sa requête initiale (ce qu’il n’était pas censé faire au vu de la demande spécifique qui avait été formulée, et ce dont l’arbitre n’est pas censé tenir compte en application de l’article B(8) des règles ADR). Il a aussi ajouté des éléments nouveaux, mais toujours sans les prouver. En définitive, il n’a fourni que l’extrait K-bis manquant.

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Le requérant soutient que le nom de domaine litigieux a été enregistré par le défendeur sans que celui-ci jouisse d’un droit ou d’un titre légitime portant sur ce nom.
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Pour ce faire, le requérant constate « que seule la société CMA CGM a des droits sur CMA SYSTEMS ». Il fournit à cette fin les résultats d’interrogation des bases de l’INPI, l’OHMI et l’OMPI. Le requérant ajoute qu’il « n’a jamais consenti de licence ou autre autorisation au défendeur justifiant d’un usage par le titulaire de sa marque CMA SYSTEMS ».

Ce faisant, le requérant a démontré que le défendeur ne détient pas de droit de marque sur le signe CMA SYSTEMS. Toutefois, l’article 21.1.a du Règlement 874/2004 relatif au domaine « .eu », qui permet d’obtenir la révocation d’un nom, n’exige pas seulement d’établir que le titulaire du nom n’a pas de droit de marque sur celui-ci, mais aussi qu’il n’a pas d’autre droit antérieur reconnu ou établi par le droit national et/ou communautaire et les organismes publics. Le requérant ne fait pas d’observation sur ce point.
Ce même article 21.1.a prévoit qu’il doit être démontré que le défendeur n’a pas d’intérêt légitime sur le nom. A cet égard, le requérant se limite à observer qu’à sa connaissance, « le défendeur n’exerce aucune activité sous le nom CMA SYSTEMS ».
Selon le requérant, « le demandeur [l’arbitre présume qu’il convient de lire « le défendeur »…] n’a d’ailleurs jamais contesté ce point à la suite de la lettre de mise en demeure qui lui a été adressée par le demandeur ». Il renvoie, pour l’établir, à un courriel envoyé à l’adresse électronique indiquée dans le whois du nom litigieux doublé d’une lettre recommandée expédiée à son adresse physique (ces coordonnées ont été confirmées par l’EURid dans le cadre de la présente procédure le 12 décembre 2014). Toutefois, le requérant ne fournit pas d’accusé de réception, ni du courriel, ni de la LRAR, qui permettraient d’avancer que le défendeur aurait été mis en mesure de contester ce qui lui est reproché, après en avoir dûment été notifié. L’arbitre, qui a pourtant en cours de procédure invité le requérant à fournir ces preuves, ne peut donc s’estimer convaincu.

En revanche, l’arbitre constate que le défendeur a été dûment avisé de la présente procédure, a été informé de son avancement et, entre la date à laquelle elle a débuté en décembre 2014 et la date à laquelle l’arbitre a été désigné en mars 2015, puis encore en cours de procédure alors que l’arbitre a invité les parties à soumettre des pièces complémentaires, s’est abstenu de toute réponse ou contestation. En vertu de ses compétences générales définies à l’article B(7) des règles ADR, l’arbitre déduit de cette absence de réponse que le défendeur n’a effectivement aucun droit ou intérêt légitime sur le nom de domaine litigieux, ce qui lui aurait été aisé d’établir par une simple réponse.

En conséquence, l’arbitre juge que le nom de domaine « cma-systems.eu » peut être révoqué en application de l’article 21.1.a du Règlement 874/2004, son titulaire n’ayant ni droit ni intérêt légitime à faire valoir sur ce nom.

Ayant ainsi jugé que le nom de domaine peut être révoqué, l’arbitre est dispensé de connaître de la deuxième prétention du requérant, selon lequel le nom de domaine litigieux doit être considéré comme étant enregistré et utilisé de mauvaise foi. Toutefois, dans l’intérêt de la loi, l’arbitre fera quelques observations à cet égard.

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Le nom de domaine litigieux a-t-il été enregistré ou est-il utilisé de mauvaise foi ?
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Le requérant soutient en premier lieu qu’ « il est tout d’abord nécessaire de rappeler que la seule réservation de ce nom de domaine litigieux porte atteinte aux marques du requérant dans la mesure où il y est identique ». Une telle assertion est contraire au droit positif. La simple réservation d’un nom de domaine ne porte pas en elle-même atteinte à une marque identique :
- s’agissant des noms de domaine en « .eu », le Règlement 874/2004 pose la condition que cet enregistrement soit fait de mauvaise foi, excluant donc que la réservation par elle-même puisse constituer une atteinte à un droit de propriété intellectuelle ;
- plus généralement, en application de la jurisprudence bien établie de la CJUE, il faut qu’il y ait usage d’un signe dans la vie des affaires pour que l’on puisse considérer que ce signe porte atteinte à une marque identique.
Le requérant n’est donc pas fondé à alléguer que la réservation d’un nom de domaine entraîne, per se, atteinte à un droit de marque.

Le requérant explique qu’à l’aide du nom de domaine litigieux le défendeur aurait monté un système frauduleux. Ce qui amène à la question de savoir si une telle fraude constitue un cas de révocation au sens de l’article 21.3 du Règlement 874/2004.
Ce texte prévoit plusieurs cas dans lesquels la mauvaise foi peut être démontrée dans le cadre du Règlement. Or la situation que décrit le requérant n’entre dans aucune des prévisions de ce texte :
- le requérant n’allègue pas que le défendeur avait pour but de lui de vendre, louer ou transférer le nom au sens de l’article 21.3.a ;
- le requérant n’allègue pas avoir été empêché d’utiliser le nom litigieux au sens de l’article 21.3.b ;
- le requérant n’allègue pas (ni dans sa requête, ni dans la communication atypique dans laquelle il a soulevé l’argument que son activité est perturbée) que le défendeur soit un concurrent, ce qui fait échec à l’application de l’article 21.3.c ;
- le requérant allègue que des fournisseurs ont été bernés suite à l’envoi d’e-mails frauduleux, autrement dit suite à un ciblage de personnes préalablement identifiées par le défendeur et par l’envoi de courriels, là où l’article 21.3.d prévoit que le nom de domaine (et non une adresse e-mail formée grâce à lui) soit utilisé pour attirer des internautes (ce qui ne semble pas être le cas en l’espèce, le piège n’ayant apparemment pas eu pour but d’attirer des internautes – non préalablement identifiés – vers le site en tant que tel) ;
- le nom de domaine litigieux n’est pas un nom de personne au sens de l’article 21.3.e.

Cet article établit une liste fermée et exhaustive de situations. Au-delà de ses prévisions, la mauvaise foi ne peut être établie (et ce malgré la lettre de l’article 11(f) des règles ADR, qui ne peuvent ajouter au Règlement ou le contredire, ainsi que le prévoit leur préambule : « L’interprétation et la mise en œuvre des présentes Règles ADR sont régies par le cadre juridique de l’UE lequel prévaut en cas de conflit »). Plusieurs raisons amènent à cette conclusion.
D’abord, l’outil législatif utilisé est le Règlement. Il s’agit donc d’un acte législatif contraignant, qui doit être mis en œuvre dans son intégralité, dans toute l’Union européenne. Cette technique législative exclut l’utilisation d’une formule telle que « notamment » ou « en particulier », qui entraînerait des applications hétérogènes d’un texte destiné à s’appliquer uniformément.
Ensuite, les normes prises pour la résolution des litiges dans le domaine « .eu » s’inspirent des mécanismes UDRP qui lui sont antérieurs, mais les adaptent. Ainsi, là où les règles UDRP posent trois conditions cumulatives pour la révocation ou le transfert d’un nom, l’article 21 du Règlement assouplit ces conditions mais sans les combiner :
- il suffit qu’un nom ait été enregistré sans droit ni intérêt légitime pour que cet enregistrement viole l’article 21, là où les règles UDRP posent la condition supplémentaire de la mauvaise foi ;
- les règles UDRP prévoient que le nom « a été enregistré ET est utilisé de mauvaise foi », là où l’article 21 énonce qu’il doit avoir « été enregistré OU utilisé de mauvaise foi » ;
- quand elles explicitent ce que peut être la mauvaise foi, les règles UDRP le font de manière limitative (« Aux fins du paragraphe 4)a)iii), la preuve de ce que le nom de domaine a été enregistré et est utilisé de mauvaise foi peut être constituée, EN PARTICULIER, pour autant que leur réalité soit constatée par la commission administrative, par les circonstances ci-après »), ce que n’a pas choisi de faire le législateur européen à l’article 21.3.
Enfin, le Règlement 874/2004 indique que la révocation de nom de domaine intervient « pour un nombre limité de raisons » (considérant n° 15) ; l’objectif de ce Règlement n’est pas de résoudre de façon exhaustive tout litige qui serait relatif aux noms de domaine en « .eu ».
Si la CJUE a jugé que l’article 21.3 « doit être interprété en ce sens que la mauvaise foi peut être démontrée par des circonstances autres que celles énumérées aux points a) à e) de cette disposition » (aff. C-569/08, Internetportal und Marketing GmbH), l’arbitre observe qu’elle le fait toutefois dans un arrêt dans lequel elle indique comment cette mauvaise foi doit être appréciée par « une juridiction nationale ». Si le juge a le pouvoir d’établir la mauvaise foi par diverses circonstances factuelles et juridiques, le Centre d’Arbitrage n’a pas ce pouvoir, n’étant pas une juridiction d’un Etat membre mais un prestataire de services de règlement extrajudiciaire des litiges en application de l’article 23 du Règlement 874/2004.
La fraude présentée par le requérant sort du cadre strict fixé par le Règlement 874/2004 sur les principes applicables en matière d’enregistrement, et paraît, si elle est avérée, relever d’une juridiction pénale. Aux dires mêmes du requérant, l’usage du nom de domaine cause un préjudice non seulement à lui mais aussi à ses fournisseurs, or le Centre d’Arbitrage n’est pas compétent pour apprécier le préjudice aux tiers. Il n’est donc pas le forum approprié pour qu’il soit statué sur la fraude.

Sentence arbitrale
Pour les raisons indiquées ci-dessus, conformément au § B12 (b) et (c) des Règles, le Tribunal a décidé de transférer le nom de domaine “cma-systems.eu” au requérant.

Arbitres
Dr. Cedric Manara
Date: 2015-03-28
Pièce jointe 1
I. Disputed domain name: cma-systems.eu

II. Country of the Complainant: France, country of the Respondent: France

III. Date of registration of the domain name: October 2014

IV. Rights relied on by the Complainant (Art. 21 (1) Regulation (EC) No 874/2004) on which the Panel based its decision:
Community Trade Mark 11096989 registered in March 2013 in respect of goods and services in classes 9, 16, 35, 37, 38, 42.

V. Response submitted: No

VI. Domain name is identical to the protected right of the Complainant

VII. Rights or legitimate interests of the Respondent (Art. 21 (2) Regulation (EC) No 874/2004):
No (see below)

VIII. Bad faith of the Respondent (Art. 21 (3) Regulation (EC) No 874/2004):
No (see below)

IX. Summary:
Complainant has not, to the satisfaction of the panel, established that the silence the defendant observed before the proceedings were initiated evidences that the defendant registered the disputed domain name without right or legitimate interest. But the panel finds that it can infer from the defendant’s silence during the proceedings that the registration violates article 21.1.a. of Regulation 874/2004.
Having decided that the disputed name can be transferred to the complainant, the panel could refrain from studying the allegation of bad faith the complainant made. It did, nevertheless, in the interest of the law, and found that the case of fraud the complainant described is not a case of bad faith under the provision of articles 21.1.b and 21.3 of Regulation 874/2004. To the panel, article 21.3 is a closed list of cases of bad faith, for at least three reasons: (1) the European legislator decided that the proper legislative vehicle to determine the principles applicable to the “.eu” domain is a Regulation, not a Directive, in other words a binding act which must be applied in its entirety in the European Union, without leaving freedom to go beyond its provisions ; (2) Regulation 874/2004 is clearly inspired from UDRP rules but do not use the expression “ in particular but without limitation” as UDRP rules do ; (3) Recital 15 of Regulation 874/2004 provides that “.eu” domain names are open to revocation “on a limited number of specified grounds”. The panel is well aware that the CJEU has ruled in Internetportal und Marketing GmbH (case C-569/08) that article 21.3 “must be interpreted as meaning that bad faith can be established by circumstances other than those listed in Article 21(3)(a) to (e) of that regulation”, but notes that this ruling is binding upon national courts only. This Arbitration Center is not a national court but, under article 23 of Regulation 874/2004, an alternative dispute resolution provider.

X. Dispute Result: Transfer of the disputed domain name

XI. Procedural factors the Panel considers relevant: n/a

XII. Is Complainant eligible? Yes